(liberation.fr) Olivia Detivelle sous la plume d’Édouard Philippe (maire du Havre et député LR- 2016)
"Depuis Peter Handke et Wim Wenders, on connaît l’angoisse (ou la solitude, cela dépend des traducteurs) du gardien de but au moment du penalty. Avec Olivia Detivelle, on découvre la jubilation du supporteur havrais au moment du contre-pied. Pas n’importe lequel, car elle est, depuis près de vingt ans, présidente du Kop ciel et marine, une des deux associations de supporteurs du Havre Athletic Club (HAC). Petite, brune et souriante, elle se tient droite sur sa chaise et parle posément. Il faut faire un effort pour imaginer ce petit bout de femme dans les gradins d’un stade, animant et entraînant une enceinte de fans hurlants et surtout masculins. Quand on lui demande comment elle s’est imposée, elle sourit : «Par l’exemple.» Un entraîneur de Liverpool a un jour déclaré : «Le football n’est pas une question de vie ou de mort, c’est quelque chose de bien plus important que cela.»
Qu’est-ce qui conduit une femme de 45 ans, mariée, mère de deux enfants, à être supportrice en chef du plus vieux club français ? «Je suis havraise et fière de l’être, me répond-elle. Et le HAC, c’est quelque chose dans cette ville !» C’est déjà une réponse. Parce que c’est vrai que le HAC, c’est quelque chose. C’est, comme le dit l’hymne même du club, «à jamais le premier club français». Pas forcément en termes de palmarès, c’est vrai. Mais pour ce qui est de l’ancienneté, il n’y a pas photo. Le Royaume-Uni, voisin encombrant, a infligé au Havre ses corsaires pendant trois siècles et, en 1944, ses bombes. Mais il a aussi légué le Havre Football Club, fondé en 1872. Comme tout Havrais qui se respecte, Olivia peut expliquer que le maillot est bleu ciel et bleu marine à cause des couleurs de Cambridge et d’Oxford. «Il y en a peu qui soient si bien identifiables», dit-elle. Bleu ciel, bleu marine : ces couleurs vont bien au teint du Havre. Le maillot, le bleu profond de l’enveloppe du stade Océane, les ciels changeants, la lumière sur l’estuaire de la Seine qui a fait naître l’impressionnisme. Cinquante nuances de bleu. Olivia a tout vécu des trente dernières années du HAC : la professionnalisation, la remontée en première division en 1985 puis les descentes, les retours trop brefs dans l’élite nationale, les saisons difficiles, les joueurs qui s’en vont, les investisseurs qui ne viennent pas, les discussions avec les équipementiers. Jusqu’à ces deux dernières saisons commencées avec l’imbroglio d’escrocs à la petite semaine et qui s’achèvent avec l’arrivée d’un nouveau président, industriel américain implanté au Havre, qui pense business et succès, s’exprime avec un accent à couper au couteau et s’insère merveilleusement dans une ville longtemps communiste. Avec cette remontée en Ligue 1 qui tend les bras et qui se refuse, d’un petit but, au terme d’une saison intense et d’un match totalement fou.
Olivia Detivelle est fille unique. Son père a joué au Stade Français avant de s’installer au Havre. «Il m’a emmenée la première fois au stade quand j’avais 9 ans. Et puis, très vite, c’est moi qui l’y ai entraîné. A 12 ans, il fallait que je sois dans le kop. Il fallait soutenir, participer, jouer aussi à ma façon !» D’ailleurs, le terrain, elle connaît et elle a chaussé les crampons. Elle a arrêté à 21 ans : «Jouer ou soutenir, il fallait choisir. Impossible de faire les deux à la fois.» Aucun regret, non. Elle en rigole : «Malgré mon départ, le niveau de l’équipe ne s’en est pas plus mal porté.» Et puis, sa mère est décédée : il a fallu travailler. Elle est agent administratif dans le secteur de la logistique. La logistique aussi, c’est quelque chose au Havre, premier port de France pour le trafic des conteneurs. Le Havre, c’est un port, une ville industrielle, ouvrière, où les luttes sociales font partie de l’histoire et de l’identité. J’ai le sentiment que c’est important pour elle : «Oui, rebelle, insoumise, c’est un peu la nature du Havre. On aimerait bien que les joueurs du HAC aient conscience de cette histoire, qu’ils s’approprient cette identité.» Possible ça, à l’époque de l’argent roi dans le foot-business ? «Bien sûr, l’époque a changé. Quand j’étais petite, les joueurs venaient à l’entraînement en R18. Maintenant, l’argent domine le sport.» Mais elle ne reproche rien aux joueurs : «Ce sont les clubs, les premiers, qui les ont coupés de leur public et de leur environnement. Notre travail à nous, les supporteurs, c’est de rétablir ce lien.» Elle parle de la ville comme on parle d’une amie belle et fidèle. Elle évoque la beauté de la zone industrielle, grise et mélancolique quand la brume s’étire le long du canal. Elle parle de ses lectures, Blondin, bien sûr. Camus qui aimait tant le football. Mais aussi le Roi des Aulnes, récemment, quand Michel Tournier est mort. Beaucoup de romans historiques. Un peu de tout.
Si elle n’avait pas dû travailler, immédiatement après le décès de sa mère ? «J’aurais fait l’Ecole normale… Je voulais être instit.» Aucune amertume visible. Mais elle parle maintenant avec autant de fougue que quand elle évoque le déplacement du Kop à Bourg-en-Bresse : de l’amour des mots, de la langue. Elle parle avec gourmandise des difficultés de l’orthographe, des règles, des exceptions : «J’ai même participé à la finale des Timbrés de l’orthographe !» On sent qu’elle pourrait parler des heures de la réforme de 1990 et de la légitimité de l’accent circonflexe. Car quand elle ne parle pas du grand Christophe Revault, un ami commun, gardien emblématique du HAC, Olivia Detivelle explique qu’elle a obtenu, par correspondance, pendant les années qu’elle a consacrées à l’éducation de ses enfants, un diplôme de lecteur-correcteur. Tout savoir sur la grammaire, sur les règles étonnantes de l’orthographe à la française. En faire son métier ? «Oui, bien sûr, mais la presse, en ce moment…» Ecrire ? «J’aimerais… Mais il faut le temps.» Il y a le boulot, il y a le conjoint, quelquefois sacrifié au Kop ciel et marine, les enfants, de 15 et 8 ans. L’aînée se verrait bien journaliste, et le petit, commentateur sportif.
Avant de partir célébrer un mariage, je me dis qu’elle est à l’image du Havre. Un contre-pied. Femme dans un milieu d’hommes, supportrice d’un club dirigé par un capitaliste américain dans une ville qui assume sa culture de la lutte sociale, amoureuse des kops où l’on éructe mais passionnée de langue française au point d’en devenir une véritable spécialiste, fière du caractère industriel, ouvrier et portuaire du Havre mais intarissable sur sa beauté unique qui lui vaut d’être classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, ancrée dans une identité assumée et jamais là où on l’attend. Et je me dis que Peter Handke n’est jamais venu au Havre et n’a jamais rencontré Olivia. S’il avait eu cette chance, il aurait écrit sur la jubilation tranquille du supporteur au moment du contre-pied."
_________________ 1872, A JAMAIS LES PREMIERS
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